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You are currently viewing Les Nouvelles Chimères – Revue Figures de l’art

Date/heure
05/10/2022

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Douce et dévouée Judith prête à offrir son corps pour son peuple ou séduisante et cruelle Salomé prompte à sacrifier Saint Jean, la femme est, sous le pinceau de Gustave Moreau, tout aussi enchanteresse et redoutable, rejoignant le panthéon des Dalila et autres Sphinge. Précieuse et envoûtante comme la peinture du maître symboliste. L’attraction qu’elle diffuse, insidieuse, couvre délicieusement les dangers qu’elle suppose. La femme est Chimère, créature illusoire, secrètement liée au Sphinx, dans la nuit de leurs dialogues contée dans A rebours par Huysmans, ou unies au même corps par Louis Welden Hawkins. Mais la femme est image, mise en scène et signée par des hommes.

Comment sortir de cette image qui lui colle à la peau et qui la constitue ? Une des réponses les plus radicales, mise en jeu par les artistes performeuses autour des années 70 aura été de prendre les rênes de la création, de s’affirmer artiste et de proposer une tout autre approche, dénonçant l’image biaisée de soi en usant de tous les moyens possibles : révolte, ironie, exhibition, répétition… La femme artiste se fait Chimère au sens espagnol de Quimera, active et agressive.

Une Quimera politique, mutante, qui se déleste bientôt du marquage identitaire pour revisiter ce qu’est la « femme ». Barbara Kruger brise le miroir Untilted (You are not yourself) en 1982 ; Judith Chicago invite les femmes à faire œuvre collective au nom de celles qui ont marqué l’Histoire et la mythologie (The Dinner Party, 1974-1979) ; Zoé Léonard recompose au féminin l’exposition de la Neue Galerie à Documenta IX de Cassel (Untilted, 1992) ; Mona Hatoum dans So much I want to say en 1983 s’attaque à la réduction au silence de la voix de la femme artiste faisant allusion à la situation difficile des minorités aliénés pour leurs ethnies, leurs nationalités ou leurs sexes par une élite culturelle.

Si les ouvrages et les expositions fondées sur la reconnaissance de la place de la femme dans l’art, parmi les artistes et visant à sa valorisation se multiplient, la question de la femme-artiste ou de l’artiste-femme se pose encore. En témoignent, à titre d’exemple, les efforts continus de l’association AWARE Paris qui œuvre pour la réécriture de l’histoire de l’art de manière paritaire, ainsi que les deux expositions récentes pour lutter contre l’invisibilisation des artistes femmes présentées respectivement en 2021 et 2022, au musée de Luxembourg « Femmes peintres, naissance d’un combat, 1780-1830 » et « Pionnières dans le Paris des Années folles ». On peut évoquer également « 52 Artists: A Feminist Milestone » au Aldrich Contemporary Art Museum en 2022 qui célèbre le cinquante et unième anniversaire de l’exposition historique Twenty Six Contemporary Women Artists, organisée par Lucy R. Lippard et présentée dans ce même musée en 1971. Ou encore « Radical Women : Latin American Art, 1960-1985 » au Hammer Museum de Los Angeles en octobre 2007, sous la direction et commissariat de Cecilia Fajardo Hill et Andrea Giunta qui présente, pour la première fois, les travaux des 120 artistes femmes latino-américaines.

La création au féminin hérite du poids des usages et des cultures ; elle s’articule fortement aux politiques et aux problématiques des identités, de l’écologie (écoféminisme), des violences sociales sous forme de pression constante qui exigent d’atteindre les soi-disant « normes de l’apparence féminine » et des violences physiques qui s’étendent jusqu’au meurtre.

Depuis 2019, le collectif Connectif Plateforme créative a proposé l’appellation de « nouvelles Chimères » pour qualifier les artistes femmes qui travaillent à la construction de leur propre image, en œuvres, en autoportrait intime et collectif : « Moi Nous Elles ».

Que sont les Nouvelles Chimères aujourd’hui ? Comment certaines artistes aujourd’hui mettent-elles en œuvre un questionnement sur la femme ? En quoi ce dernier s’articule-t-il (ou non) à ceux portés par d’autres artistes d’un autre temps ? D’une autre culture ? Que deviennent les autoportraits en chimère ? Quelle est la place des femmes chimères dans les sociétés contemporaines ?

Au premier abord, la chimère est une créature qui donne naissance à l’identité de la femme dans sa transformation la plus sublime, charnelle et passionnelle ou monstrueuse. Elle s’est avérée une identité hybride mouvante avec une définition glissante impossible à saisir. Son sens s’est élargi pour devenir tout un projet d’interprétations différentes menées par les artistes et leurs œuvres.

Dans une tentative de prolonger ce travail, et selon les trois éditions proposées « Moi Nous Elles », ce numéro de Figures de l’art propose d’explorer l’un des axes de réflexion suivant :

1-La question identitaire (de la femme, des femmes, ou autres)

Les nouvelles identités en jeu dans certaines créations contemporaines inaugurent une réflexion sur l’identité changeante de la femme qui favorise en quelque sorte sa puissance. Une puissance souvent dénoncée par la société actuelle et le pouvoir masculin en imposant une seule identité de la femme que ce soit par les stéréotypes ou par les lois discriminatoires et inégalitaires. Sandra Bartky, une théoricienne féministe écrit que la femme vit son corps tel que vu par un autre, un patriarcal anonyme (Bartky, 1990). Par ailleurs, l’historienne de l’art, Linda Nochlin, dans un article publié en 1971 dans Artnews, « Pourquoi n’y a-t-il pas de grandes femmes artistes ? » souligne que, dans l’histoire de l’art, la domination masculine est vue comme l’une d’une longue série d’injustices sociales qui devaient être surmontées et la subjectivité masculine occidentale comme l’une d’une série de distorsions intellectuelles qui doivent être corrigées afin d’obtenir une vision plus adéquate et plus précise des situations historiques. La question des nouvelles identités cherche ainsi à aborder non seulement les insuffisances dans le traitement de la question des femmes mais surtout la manière même de formuler les questions cruciales de la discipline dans son ensemble. Il s’agirait de s’attaquer aux fondements intellectuels et idéologiques des diverses disciplines savantes tels que la philosophie, la sociologie, la psychologie etc., ou d’interroger les idéologies des institutions sociales actuelles (Nochlin, 1971). Comment aborder ces nouvelles identités ? A quoi renvoient-elles ? Que peuvent-elles opérer ? Quelles sont les nouvelles constructions dans les identités artistiques ?

2- Frontières et l’au-delà des frontières

En poursuivant la quête de sens de la chimère vers une ouverture de ses dimensions, la question des frontières s’ajoute à celle des identités. Frontières temporelles puisant dans la mémoire ou focalisant sur des souvenirs, frontières intimes qui tentent quelques figurations des affects, frontières sensibles et créatrices espérant d’articuler des émotions différentes. Frontières entre l’intérieur et l’extérieur maintenu par un fil. Frontières géographiques, territoire de pouvoir. De quelles frontières s’agit-il ou comment se forment-elles, par qui et où sont-elles débattues et refusées ?

Il s’agit de s’engager dans des possibilités de penser avec et à travers l’au-delà des frontières, notamment dans un contexte post-pandémique, comme un moyen de favoriser et de revigorer la pratique artistique féministe. Comment perçoit-on, à titre d’exemple non limitatif, la question des frontières, lorsqu’elle est associée au processus de création ? S’il s’agit des frontières entre l’œuvre et le spectateur, penser un au-delà des frontières, en ce sens, se traduit-il par un désir de dévoiler un processus de création défini d’un côté comme créature hybride avec toutes ses ramifications et de l’autre comme illusion à laquelle se confronte le spectateur, une fois face à l’œuvre ? Ce dernier peut-il concevoir sa propre chimère dans sa tentative de franchir ces frontières pour se connecter à la complexité du processus créatif et à l’œuvre ?

3- Moires et mémoires

La mémoire et la tradition mettent en relief les rôles et fonctions souvent dévolues aux femmes, les pratiques artistiques qu’on leur accorde, en particulier l’art textile. Celui-ci semble avoir ses déesses. Issues de la tradition grecque antique, les Moires président à la « part » d’existence dévolue à chacun d’entre nous. En veillant à ce que chacun respecte les limites de son destin sans se laisser aller à l’hubris, la « démesure », elles sont avant tout garantes de la stabilité du monde ; en sanctionnant le déroulement et la durée des processus, elles sont garantes de la continuité et de la transmission familiales ou communautaires par le maintien de l’ordre et de la norme. La tradition tardive les montre comme trois vieilles femmes présidant à la destinée, l’une filant et étirant le fil, la seconde le mesurant et la dernière le coupant, mettant ainsi fin à la vie. L’art textile pour sa part, fait référence aujourd’hui à toutes les techniques de travail à l’aiguille textile comme la broderie, le tricot, le crochet et la reliure. Il se situe dans une pratique artistique féministe qui tend à éroder les frontières entre les catégories de l’art et du non-art, permettant l’attribution d’un potentiel esthétique et politique à des catégories d’art précédemment désignées comme le « travail des femmes » (Battagliola, 2008). Le projet de l’art textile continue d’étudier entre autres comment le patriarcat a nié les pouvoirs féminins de création. Il est informé et encadrées par la théorie féministe, reconnaissant l’importance politique du « travail des femmes » et offrant un espace pour son développement et son exposition en dehors de l’arène domestique féminisée (Lippard, 1971, 1983). En outre, cette association du textile et de la transmission, du fil et de la pérennité se retrouve dans bien des sociétés traditionnelles où le savoir-faire est à la fois un réservoir et un vivier de la mémoire. A travers la maîtrise technique, c’est souvent la mémoire d’un peuple qui survit. Oublier le geste revient à perdre le souvenir, les racines et tout un pan de sa culture. Au contraire, l’objet textile peut faire de nous les dépositaires d’un patrimoine commun d’une richesse inouïe. En quoi le réinvestissement du savoir-faire (textile ou autre), peut-il articuler une problématique entre tradition et contemporanéité, entre transmission et subversion, entre souvenirs et créations ?

Bibliographie

  • Baqué, Dominique : 2002. Mauvais genre (s), Paris : ed. du regard.
  • Barthky, Sandra :1990. Femininity and Domination Studies in the Phenomenology of Oppression, Londres : Routledge.
  • Battagliola, Françoise : 2008. Histoire du travail des femmes, Paris : La Découverte, coll. « Repères ».
  • Bousquet Danielle, Frimat Stéphane, Grumet Anne, Arthur Brigitte et Guiraud Claire : 2018. Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture. Acte II : après 10 ans de constats, le temps de l’action, http://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_inegalites_dans_les_arts_et_la_ culture_20180216_vlight.pdf.
  • Cacouault-Bitaud, Marlaine et Ravet, Hyacinthe : 2008. Les femmes, les arts et la culture : frontières artistiques, frontières de genre, Travail, genre et sociétés, no 19, p. 19-23.
  • Collin Françoise : 2009. Entre poésies et praxis : Les femmes et l’art, Diogène 2009/1 (n° 225).
  • Croce, Cécile et Lafargue, Bernard (dir.) : 2021. QueeRriser l’esthétique Revue d’études esthétiques Figures de l’art, Pau : PUPPA.
  • Croce, Cécile : 2015. Performance et psychanalyse. Expérimenter et (de)signer nos vies. Préfaces de G. Ostermann et de B. Lafargue, Mouvement des savoirs, Paris : L’Harmattan.
  • Dallier, Aline : 2009. Art, féminisme, post- féminisme : un parcours de Critique d’art, Paris : Harmattan.
  • Fidecaro, Agnese et Lachat, Stéphanie. (dir.) : 2007. La place des femmes dans le champ artistique, coll. « Existences et société », Lausanne : Antipodes.
  • Jan-Ré, Mélody (dir.) :
    2012. Créations. Le genre à l’œuvre. Vol. 2, Paris : L’Harmattan.
    2012. Réception. Le genre à l’œuvre. Vol. 1, Paris : L’Harmattan.
    2012. Représentations. Le genre à l’œuvre. Vol. 3, Paris : L’Harmattan.
  • Kristeva, Julia : 1999. Le génie féminin, Hannah Arendt, Colette et Mélanie Klein, t. I, II et III, Paris : Fayard.
  • Lippard, Lucy : 1971. Twenty Six Contemporary Women Artists, catalogue, Aldrich Contemporary Art Museum, Ridgefield, Connecticut.
  • Massé, Marie-Madeleine : 2020. L’art du fil : dans la création contemporaine, Paris : Les Alternatives.
  • Michaud, Yves : 1994. Féminisme, art et histoire de l’art, Paris : éd. ENSBA.
  • Millet, Catherine : 2001. L’art contemporain en France, Paris : Flammarion.
  • Naudier, Delphine : 2007. Genre et légitimité Culturelle : quelle reconnaissance pour les femmes ?, Paris : Harmattan.
  • Nochlin, Linda : 2021. Pourquoi n’y a-t-il pas eu des grandes femmes artistes, Londres : Thames & Hudson.
  • Nochlin, Linda : 1993. Femmes, art et pouvoir : et autres essais, Nîmes : J. Chambon.
  • Phelan, Peggy et Reckitt, Helena : 2005. Art et féminisme, Paris : Phaidon.
  • Vannier, Charlotte : 2018. De fil en aiguille : la broderie dans l’art contemporain, Paris : Pyramyd.
  • Weltge Wortmann, Sigrid : 1998. Bauhaus textiles: women artists and the weaving workshop, London: Thames and Hudson.
  • Wladimir, Granoff : 2004. La pensée et le féminin, Paris : Flammarion, « Champs ».

Les propositions, rédigées en français, doivent comprendre :

    • Le nom et email(s) de l’auteur ou des auteurs,
    • Les affiliations institutionnelles de l’auteur ou des auteurs,
    • Une présentation succincte de l’auteur ou des auteurs, de 200 mots maximum,
    • Le titre,
    • Un résumé d’une longueur de 500 mots maximum,
    • Une liste de 5 mots clés,
    • Une bibliographie essentielle,

Les propositions devront être envoyées par mail aux trois responsables du numéro :

Au format word avant le 5 octobre 2022.

Une réponse sera donnée rapidement ; la remise des textes définitifs (si accord) est fixée au 15 décembre 2022.