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05/02/2026

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Capitalisme numérique : reconfigurations des pratiques d’information et épistémologies critiques

RFSIC N°34

Dossier coordonné par Carine AILLERIE (Techné, Université de Poitiers), Paola SEDDA (Geriico, Université de Lille) et Anne LEHMANS (IMS, Université de Bordeaux)


Argumentaire scientifique

Le dossier propose d'interroger la reconfiguration des pratiques informationnelles (Chaudiron & Ihadjadene, 2010) à l’aune des évolutions socio-économiques, technologiques et géopolitiques contemporaines, marquées par l’extraction, l’exploitation et la valorisation des traces et données que génèrent nos usages numériques. Selon Yann Moulier-Boutang (2007), le « capitalisme cognitif » se distingue non pas par la production de biens matériels issus du travail de la terre ou de l’industrie, mais par la production de connaissances et d’informations, reposant le plus souvent sur des biens communs, qui sont captées et exploitées à des fins privées. Cela se réalise par les mécanismes du système capitaliste visant à privatiser l’information, le savoir et le vivant, d'où résulte une contradiction de plus en plus aiguë entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation (Vercellone, 2004).

Plusieurs propositions théoriques s’attachent à qualifier ces logiques d’accumulation et leurs conséquences économiques, sociales, et environnementales extrêmes.

Shoshana Zuboff (2019) décrit un « capitalisme de surveillance » qui s’accapare et transforme en marchandises prédictives les données comportementales issues de la subjectivité et des expériences humaines. Nick Srnicek conceptualise le « capitalisme de plateforme » (2018), et dépeint des plateformes numériques fonctionnant comme des infrastructures qui monopolisent l’accès aux données, captent l’attention des usagers et exploitent les effets de réseau, tout en modifiant les rapports de production et le travail. Srnicek montre ainsi comment la dépendance aux plateformes restructure l’économie mondiale en favorisant des modèles centralisés et extractifs, amassant un volume toujours plus grand de données. Antonio Casilli (2019) apporte une lecture sociologique de ces processus, contredisant les discours de l’automation et révélant l’invisibilisation du travail effectué par les « tâcherons du click », localisés dans les pays du Sud, mais aussi par tous les usagers qui produisent de la valeur au travers de leurs actions (likes, partages, publications) ou micro-tâches quotidiennes. D’un point de vue économique, Cédric Durand (2020) formule l’hypothèse d’un « capitalisme techno-féodal », fondé sur une logique renouvelée de la rente : monopolisation des biens informationnels par des acteurs oligopolistiques (comme la terre par les seigneurs féodaux) ; absence de contrepoids étatique et domestication de la sphère publique liée aux systèmes de surveillance généralisée et de mise à profit des algorithmes ; influence croissante des oligopoles sur les comportements. Si le capitalisme traditionnel utilise les investissements pour faire baisser les coûts ou servir de nouveaux besoins solvables, le capitalisme numérique investit pour prendre le contrôle de domaines toujours plus importants de l’activité sociale de manière à créer des rapports de dépendance qu’il peut ensuite monétiser. Nancy Fraser (2025) replace ces transformations dans la perspective des attributs propres à ce système « cannibalistique » : destruction des écosystèmes naturels sur lesquels il repose, dévalorisation des institutions de la reproduction sociale permettant de subvenir aux besoins liés à l’éducation, à la santé, au soin et assurant la pérennité de sa propre force de travail, polarisation des espaces d’expression et fragilisation de la démocratie.

Les paradoxes systémiques du capitalisme actuel, relevés par Fraser, résonnent avec les ambivalences inhérentes à l’histoire d’Internet et du numérique. Bien loin des prétentions démocratiques initiales de création d’un « village global », ses manifestations contemporaines vont à l’encontre des principes même d’égalité d’accès à l’information et de libre circulation des savoirs. Ces contradictions semblent inhérentes à une partie de son creuset idéologique, à la fois libertaire et ultracapitaliste, analysé dès 1996 par Richard Barbrook et Andy Cameron, et plus récemment, par Luke Munn (2020), Fred Turner (2021) ou Sylvie Laurent (2025), comme matrice contre-révolutionnaire. L’imaginaire de la « démocratie Internet » (Cardon, 2010), en vogue il y a quinze ans, semble aujourd’hui s’estomper au profit d'une technologie de la domination où les espaces de liberté et les possibilités d’émancipation associées à l’information literacy se réduisent.

La perception d’une perte de maîtrise sur nos actions, nos pratiques et nos expériences de vie - formes d’« impuissance réflexive » (Fisher, 2009) - constitue le point de convergence de travaux de recherche en sciences de l’information et de la communication, notamment sous l’angle des industries culturelles et de leur logique de « plateformisation » (Helmond, 2015). C’est le caractère structurel de ces phénomènes de dépendance et de contrôle qui est pointé. Ceux-ci ne relèvent pas uniquement de choix de conception technique, mais standardisent les usages et les contenus, imposent des choix éditoriaux, prescrivent des cadrages de la réalité, des représentations mentales et des comportements avec des effets de viralité (Boullier, 2024). C’est par exemple le cas des pratiques de communication numérique des entreprises (Alloing et al., 2021) ou des scripts amoureux inférés par des applications de rencontre (Sobocinska, 2023). Les structures, aussi « purement techniques », voire mathématiques, qu’elles puissent apparaître, sont « façonnées » (au sens de Mackenzie & Wajcman, 1999 ou de Ward et al., 2025) par des valeurs et des visions du monde, qu’en retour les usages sont susceptibles de modeler. Mais le paradigme canonique des usages, tel que critiqué notamment par Voirol (2014), tend à survaloriser l’activité et les compétences des individus en négligeant les situations de vulnérabilité, d’exclusion, d’incompétence, d’hésitations, d’épuisement ou d’impossibilité à agir en dehors des formes prescrites d’action ou de participation.

Nos pratiques informationnelles, dans toutes leurs dimensions, sont au cœur de cette économie du contrôle et de la dépendance, pourvoyeuses des données nécessaires à cet extractivisme dont l’objectif principal est de contrôler la fonction d’infomédiation définie comme « l’ensemble des segments d’activité et des dispositifs numériques qui permettent la mise en contact des internautes avec tout type d’informations en ligne mais aussi avec d’autres internautes » (Smyrnaios, 2017, 71). Parties prenantes de ce fonctionnement économique et politique, sont-elles encore un des ingrédients de la construction d’une contre-hégémonie par l’accès au savoir et par la participation ? De quelles réelles marges de manœuvre disposent les acteurs (citoyens, professionnels, administrations, collectifs militants, etc.) qui cherchent à contourner les oligopoles pour se réapproprier les dispositifs, en orienter les valeurs d’usage et les finalités ? Plus largement, quelles voies d’autonomisation sont possibles pour les pratiques informationnelles vis-à-vis des logiques industrielles à l’heure des monopoles et des intelligences artificielles génératives ? D’un point de vue spécifiquement informationnel, il faut s’interroger sur la possibilité d’un consentement réellement éclairé, sur l’accès à une information effectivement plurielle, sur les possibles voies d’expression alternatives ou minoritaires, dans un écosystème fondé sur l’asymétrie, la centralisation et la polarisation. Que faire de ces injonctions paradoxales qui s’imposent aux individus et aux collectifs : exercer son esprit critique lorsque les logiques de persuasion, de propagation et de marchandisation sont valorisées ? Exercer sa citoyenneté dans un régime de numérisation de l’action publique et de fragilisation de la sphère publique ? Effectuer des choix éthiques et conformes aux exigences environnementales lorsque les rhétoriques publicitaires et du changement par la consommation sont omniprésentes ? Éduquer les plus jeunes aux médias et à l’information lorsque les logiques addictives et binaires prévalent ?

Dans le domaine d’étude des pratiques informationnelles en SIC, les approches sont en grande partie descriptives : celles-ci analysent ces pratiques au plus près de leurs constructions quotidiennes et réfléchissent aux options méthodologiques pour en rendre compte le plus finement possible. Sur le plan épistémologique, les questionnements que nous proposons interpellent le caractère profondément politique et critique de la praxis et interrogent ainsi la pertinence et la profondeur du terme même de « pratiques » informationnelles.

Les propositions pourront s’inscrire dans les axes suivants :

Axe 1. Les dispositifs et les infrastructures

Comment caractériser les dispositifs socio-techniques (moteurs de recherche, réseaux socio-numériques, objets connectés, robots conversationnels, plateformes, environnements professionnels etc.) dans lesquels s’exercent les activités informationnelles des individus et des groupes sociaux en tant que lieux d’exercice (ou non) d’un réel pouvoir d’agir informationnel ?

Axe 2. Reconfigurations (?) des pratiques informationnelles

Dans quelle mesure la fréquentation de ces dispositifs modifie-t-elle les gestes et les stratégies informationnelles des usagers (professionnels, étudiants, citoyens ordinaires, collectifs militants) ? Dans quelle mesure les usagers perçoivent-ils les prescriptions et le formatage qui les caractérisent ? Quelles formes de résistance, d’évitement, de contournement, d’abandon, ou, au contraire, de légitimation, de naturalisation, de renoncement se manifestent-elles ? Quelles alternatives, tactiques de « désapprentissage » voire de « sabotage », permettraient-elles de repenser utilement le non-usage ou les pratiques alternatives ? Quelles articulations avec les pratiques informationnelles non connectées, via par exemple les interactions sociales en situation de coprésence ?

Axe 3. Épistémologies critiques des pratiques d’information

Quelles approches critiques permettent de penser ces reconfigurations de nos pratiques informationnelles contemporaines, tenant compte des rapports de pouvoir inscrits dans les dispositifs mêmes ? Peut-on reconvoquer les approches pragmatiques et critiques qui sont à l’origine du concept ? Comment intégrer l’économie politique de l'information et de la communication et les rapports de pouvoir dans ces approches ? Quels sont les apports des approches critiques liées au féminisme ou à l'écologie politique dans l'étude des pratiques informationnelles ?

Ce numéro spécial vise à :

  • Nourrir une réflexion en SIC sur les implications du capitalisme numérique pour les pratiques informationnelles ;
  • Mettre en lumière des terrains géographiques et empiriques variés (milieux scolaires, professionnels, politiques, activistes, communautaires, etc.) ;
  • Explorer les tensions entre appropriation des outils numériques et dépossession informationnelle ;
  • Contribuer à une critique des infrastructures techniques et économiques qui conditionnent l’accès à l’information.

Les propositions pourront s’appuyer sur des études de cas, des analyses théoriques, des enquêtes qualitatives ou quantitatives, et mobiliser des perspectives critiques en SIC, en les articulant éventuellement avec d'autres disciplines (sociologie, philosophie, droit, sciences politiques, économie, design, etc.).

Comité scientifique

  • Julia Bihl, UCLouvain/TELUQ
  • Camille Capelle, MICA - Université Bordeaux Montaigne
  • Marie Chagnoux, CEMTI - Université Paris VIII
  • Simon Collin, UQAM
  • Dymytrova Baiov Valentyna, ELICO - IUT Lyon 3
  • Julien Falgas, CREM - IUT de Moselle-Est
  • Laurence Favier, GERIICO – Université de Lille
  • Madjid Ihadjadene, PARAGRAPH - Université Paris VIII
  • Aminata Kane, EBAD - Université Cheikh Anta Diop de Dakar
  • Normand Landry, TELUQ
  • Vincent Liquète, MICA - Université de Bordeaux,
  • Clément Mabi, LFPC - INSA Rennes
  • Regina Maria Marteleto, Federal University of Rio de Janeiro
  • Emmanuel Marty, GRESEC - Université Grenoble Alpes
  • Thomas M’Boa, Université d’Ottawa
  • Céline Paganelli, LERASS - Université Paul-Valéry Montpellier 3
  • Nikos Smyrnaios, LERASS - Université Toulouse 3
  • Gaël Stéphan, CREM - Université de Lorraine
  • Anaïs Theviot, ARENES - Université Catholique de l’Ouest
  • Olivier Voirol, LACCUS – Université de Lausanne

Calendrier

  • 1er décembre : diffusion de l’appel à articles - Réception des intentions sur la base d’un résumé de 5000 signes (espaces compris et hors bibliographie)
  • 5 février 2026 : réception des résumés
  • 3 avril 2026 : réponse aux auteurs
  • 14 septembre 2026 : réception des articles complets (30 000 à 40 000 signes)
  • 25 novembre 2026 : expertise des articles
  • 23 décembre 2026 : finalisation des articles
  • Janvier 2027 : livraison des textes définitifs à la revue

Les résumés seront adressés à carine.aillerie@univ-poitiers.fr, anne.lehmans@u-bordeaux.fr et paola.sedda@univ-lille.fr

Avant le 5 février 2026, pour évaluation en double aveugle par le comité scientifique de la revue.

Pour les normes, se référer à la revue : https://rfsic.revues.org/401