Date/heure
22/12/2021
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Le geste se définit, par rapport au corps, comme un mouvement corporel qui peut être signifiant et prendre forme en attitude ou même en habitude. Aussi, le premier geste en art est sans doute celui qui renvoie à la main de l’artiste qui trace, creuse, modèle, travaille la matière, ou à son corps qui danse. Il est ce qui relie l’être humain au monde et fait « médialité » (AGAMBEN : 2013). Au plus près de ce que l’on nomme la « touche » en peinture, le geste serait ce qui rattache le corps de l’artiste au devenir de la matière. À ceci près que l’outil y interfère et modèle ses propres déterminations techniques ou bien ouvre ses propres potentialités (COUCHOT : 1998 ; FOCILLON : 1943). Que devient le geste en art, lorsqu’il intègre les pratiques liées aux nouvelles technologies ? Dans quelle mesure peut-on parler de « geste » dans une création fondée sur les technosciences ? L’« expression créative » de l’artiste est-elle toujours d’actualité ? Peut-on parler de « geste esthétique » (CARTON DE GRAMMONT : 2007) ? Ou bien, au contraire, ne peut-on parler que de cela, avec l’art qui offre au monde humain ce qu’il a perdu, ses gestes, « ouvrant la sphère de l’éthos » (AGAMBEN : 2013).
À l’origine du geste en art se reconnaît, sans doute, le premier tracé sur les parois des grottes ou bien encore les danses rituelles des peuples primitifs (LACHAUD : 1994). Explorées par les arts de la performance, ces deux pistes imaginant l’origine du geste prennent un tour nouveau, lorsqu’elles s’amplifient au moyen des possibilités offertes par le numérique.
Certains artistes travaillent à partir d’images déjà médiatisées, numérisées, en réseaux, et d’échanges, d’hybridations de documents, d’expérimentations physiques, chimiques ou biologiques. L’ère des nouvelles technologies déploie encore plus (accentue ou aiguise davantage ?) la question des matériaux en art (JEANDIN : 2015). Comment, à partir de ces matériaux, retrouver le geste ?
Mais le geste a aussi le sens figuré de l’interprétation d’une action. Ainsi, lorsque, dans De pictura, Alberti repère le geste fondateur de la peinture dans le tracé, sur la surface à peindre, d’un quadrilatère, peut-être ne s’agit-il pas tant de l’action physique en jeu que de la signification de découpe d’un cadre (WAJCMAN : 2004) ? Mais que devient ce geste, s’il s’écrit indépendamment d’un support tangible, c’est-à-dire virtuellement, s’il s’opère par la transmission d’informations et se démultiplie au travers d’écrans numériques ? Qu’est-ce que le geste de faire art aujourd’hui ? Le geste saurait-il encore déborder l’immense champ d’interprétation de la notion ouvert par l’art conceptuel, à savoir : le geste comme mouvement de la pensée ? Comment est-il transmis, proposé, relégué, abandonné peut-être, au public ?
Du geste du créateur à celui de l’œuvre même, en passant par celui du public, le présent appel à contributions – courant sur quatre saisons – vise à interroger les mutations du geste (BOLENS : 2020), les nouveaux matériaux, la mise en scène du geste, les nouvelles définitions du geste en art, son éthique et peut-être ses mythologies.
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Axes de questionnement
Nous souhaitons aborder ainsi plusieurs problématiques.
Axe 1 : la représentation du geste
Le dessin, la peinture, la sculpture, la photographie, représentaient l’instantané de la pose ou du geste du guerrier, de la danseuse, de l’animal… Avec la chronophotographie, Étienne-Jules Marey travailla sur la décomposition des mouvements de l’homme, de l’oiseau, du cheval, etc. (POZZO : 2013), tandis que Eadweard Muybridge, avec ses milliers de photographies, prouva le temps de suspension du galop, son zoopraxiscope ouvrant la voie à l’image animée. L’expression du geste, qui intéressait tant les artistes du passé, s’est-elle dès lors banalisée, au point de perdre sa place centrale dans les arts numériques au profit du mouvement, de sa fluidité, de sa rapidité, qu’exige la simulation performative du réel ? La nature morte, le portrait, l’instantané, n’ont-ils donc plus leur place dans les arts numériques, qui excluraient l’arrêt sur image ? Que signifie ce « déplacement » ? Quels en seraient les contre-exemples ?
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Axe 2 : le geste digital comme outil intelligent
L’intelligence est dans la main de l’artiste autant que dans sa tête, pensait Henri Matisse1. Jusqu’à quel point cela demeure-t-il vrai avec les technologies « digitales », qui médiatisent la pratique artistique avec des outils « intelligents », tels que clavier et souris, stylet et palette graphique, smartphone, tablette et écran tactile ?
Peut-on encore discerner une part artisanale individuelle, de l’ordre de ce qui intervient d’ordinaire dans la création artistique (mélange de matières et de pigments, collages, compressions, modelages, recours à des instruments manuels tels que pinceau, grattoir, frottis, etc.), dès lors que les outils deviennent exclusivement numériques ?
Par exemple, le sculpteur peut-il remplacer le ciseau à pierre par une imprimante 3D ?
Cette pratique numérique technologisée permet-elle de préserver une écriture personnelle, un style individuel, ou impose-t-elle un mode d’expression anonyme, celui qui a été programmé dans les logiciels de création ? Faut-il que l’artiste maîtrise la programmation pour créer des styles graphiques, sonores ou de danse qui soient personnels ?
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Axe 3 : les interfaces numériques entre les corps et les nouvelles technologies
Yves Klein usait de corps enduits de peinture, qu’il appelait ses « pinceaux », pour créer les empreintes de ses Anthropométries bleues sur toile. L’art-performance a très nettement posé la prévalence du geste physique, concret, engagé, profondément ancré dans le corps, incitant la philosophie esthétique à repenser ce rapport au soma (SHUSTERMAN : 2007). Dans les configurations homme-machine, les interfaces préservent-elles l’intimité intuitive, la spontanéité, la fluidité et finalement la créativité dans les pratiques musicales individuelles (avec des instruments de musique préparés électroniquement) ou dans les espaces interactifs des écritures chorégraphiques ? Si oui, selon quelles modalités technologiques et jusqu’à quel degré ? Le geste corporel est-il contraint de s’adapter au dispositif numérique de captation du mouvement ou de création sonore ou visuelle ? De nouvelles pratiques artistiques émergent-elles ainsi ? Comment les caractériser ?
Nous proposons ici la notion de gestes numériques : celle-ci est à analyser non seulement en relation aux technologies que ces gestes engagent, mais aussi en référence à l’auteur ou à l’autrice de l’œuvre, à son implication dans la création, individuelle ou collective, participative, ou encore en cocréation. En quoi, par exemple, les gestes numériques favoriseraient-ils la création d’œuvres collectives sur des plates-formes collaboratives et quelle mutation opèrent-ils sur le processus même de création ? En quoi seraient-ils dédiés à un domaine technoscientifique particulier ou bien, au contraire, sauraient-ils être hybridés avec des gestes physiques ? La dimension pluri-artistique de l’œuvre, son extension vers d’autres champs, ses hybridités, pourraient être également interrogées. Les outils numériques permettent-ils de créer des œuvres multimédias en synchronisant électroniquement les cinq sens (ou plus), jusqu’à envisager des « œuvres totales » qui demeuraient inaccessibles à la gestualité physique ? Plus encore, ne devons-nous pas examiner le geste jusque dans les actions, stimulations, réponses du public, en particulier avec les nouvelles technologies ? Comment qualifier le geste dans la création, lorsque le public passe de contemplateur à acteur de l’œuvre et se doit de déclencher, par le geste, le mouvement du corps, le dispositif artistique.
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Axe 4 : le geste numériquement médiatisé fait-il de l’art un langage virtuel ?
Parfois, le geste numérique paraît effacer la présence du corps, en lui substituant l’outil (notamment dans les jeux vidéo). Dans quelle mesure le recours aux outils numériques met-il en retrait la réalité physique et la sensibilité intime de l’artiste, atypiques, rocailleuses, voire les accidents de celle-ci, ses failles, ses obsessions secrètes, à l’avantage d’un art qui s’inscrit directement dans un langage social, virtuel et collectif, mais qui en réduit l’épaisseur, les incertitudes, les doutes, ce qui relève de la condition humaine et innerve peut-être la part de plus en plus importante de la création artistique ? Ou bien, au contraire, en quoi le geste saurait-il bénéficier, avec les nouvelles technologies, de portées exploratoires nouvelles et fécondes pour l’aisthêsis (ANDRIEU, COLLARD : 2017 ; ANDRIEU : 2018) ?
Autrement dit, nous pourrions interroger le fait suivant : dans quelle mesure les programmations, les algorithmes, qui mettent en œuvre les gestes numériques, imposent-ils des modèles d’expression, et donc un langage social dépendant davantage du développement technologique, de ses avancées et de ses tendances, au détriment de la puissance individuelle de création, qui constitue le « différentiel » des œuvres des artistes les plus marquants ? Au contraire, nous pourrions questionner en quoi ces mêmes gestes peuvent engager la responsabilité de l’artiste ou celle du public et redéfinir peut-être un rapport aux usages sociaux technoscientifiques, une réflexion éthique au sujet de nos pratiques.
La numérisation des outils artistiques crée-t-elle finalement une rupture irréversible entre les beaux-arts et les arts numériques ? Ou peut-on s’accorder sur l’idée d’une continuité de la création artistique, en considérant l’émergence de « beaux-arts numériques », comme y invite Hervé Fischer, qui souligne que « l’art n’est pas dans l’ordinateur, ni dans le pinceau, mais dans la tête de l’artiste » – en quoi il diffère du propos de Matisse, insistant sur l’intelligence artistique de la main, qu’on pourrait souligner encore plus fortement à propos de celle du pianiste, du bras du violoniste ou du corps du danseur ? Changeons-nous de sensibilité en même temps que de technologie ?
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Modalités de proposition
Les personnes souhaitant soumettre un article (comptant entre 10 000 et 30 000 signes) sont invitées à envoyer un résumé (de 250 mots) et une courte biographie (de 150 mots) conjointement à cecile.croce@iut.u-bordeaux-montaigne.fr et mldesjardins@artshebdomedias.com
Les propositions doivent être soumises :
- pour la saison 1 avant le 16 août
- pour la saison 2 avant le 11 octobre
- pour les saisons 3 et 4 avant le 20 décembre 2021
Une réponse sera donnée au minimum deux mois avant la remise du texte.
Les dates de remise des textes sont fixées au 31 octobre, 20 décembre 2021, 15 mars et 15 mai 2022. Elles correspondent à des publications en décembre 2021, mars, juin et septembre 2022. Merci aux auteurs d’indiquer dans leur mail leur préférence.
Retrouvez la bibliographie associée à cette appel à contribution sur le site de la revue.
1Pensée extraite du livre-album Jazz, contenant des collages, accompagnés de pensées écrites par Matisse, publié pour la première fois en septembre 1947.